RENCONTRE DU 13 NOVEMBRE 2008
invité : M Patrick VIVERET.

INTERVENTION DE M PATRICK VIVERET
Conseiller référendaire à la Cour des Comptes
Nota: M Patrick VIVERET était déjà venu parmi nous en mars 2003 nous parler de la remarquable étude qu'il avait conduite à la demande de Guy Hascouet : "RECONSIDERER LA RICHESSE"
(voir à l'adresse
: http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/024000191/index.shtml )


Je précise que je n'interviens pas du tout au titre de la Cour des Comptes.

Tom KEMP m'avait demandé il y a deux mois de venir vous parler de mon livre " Pourquoi cela ne va pas plus mal ", titre paradoxal depuis l'entrée dans la crise.
Je vais vous dire pourquoi j'assume ce livre et pourquoi le livre sur lequel je suis en train de travailler (Du bon usage de la fin d'un monde) est en rapport avec la crise systémique actuelle.

" Pourquoi cela ne va pas plus mal " contient 3 parties :

1. Enjeu crucial de l'humanité avec elle-même : Quand l'humanité risque la sortie de route.
2. On ne règle pas un problème dans les termes qui lui ont donné naissance (Einstein)
3. Un autre rapport au monde est déjà là.

En 2005, la situation était déjà grave, mais si cela ne l'était pas davantage, c'était à cause de la formidable potentialité créatrice, amortisseur des éléments les plus mortifères et aussi des sources positives sur lesquelles s'appuyer.

J'assume mes propos, car la 1ère partie est annonciatrice de ce qui allait se passer.
L'entrée dans la crise n'était pas financière, mais systémique.
Entre la crise financière, la crise écologique, (dérèglement climatique, biodiversité), la crise alimentaire mondiale, la crise géophysique (monde dominé par la puissance américaine), la crise civilisation elle-même.
Il y a certes interaction entre ces crises, mais elle est aussi liée à la démesure spéculative.
On a commencé à reporter la spéculation sur les biens réels immobiliers, le pétrole, les matières premières, les biens alimentaires.
On ne répond à une crise systémique que par une réponse systémique.
Si on traite séparément les différents aspects d'une crise, la fuite en avant dans la crise financière prépare les conditions d'une fuite en arrière dans les autres aspects de la crise (crises sociale, alimentaire…).
Mon hypothèse est que le bon usage de la crise (de la fin d'un monde) suppose de ne pas se tromper de diagnostic et du point de vue des recherches positives, d'aller s'appuyer sur les potentialités créatrices déjà présentes.

Qu'est-ce qui fait le lien entre les divers aspects de la crise ?
Aristote avait établi une distinction entre l'économie et ce qu'il appelait la " chrématistique ". (Quand une économie dérape au point d'oublier que la monnaie n'est qu'un moyen et non une finalité, parce que le lucre devient un projet de société).

Au cœur de toutes les crises actuelles, la démesure me semble un point commun fondamental.
La démesure dans le rapport à la nature (lié au productivisme) est au cœur du creusement des inégalités sociales mondiales.
L'amplitude des revenus n'a plus aucun rapport avec les mérites. Il n'y a plus d'ordre dans une société où il y a une illégitimité des revenus quand des phénomènes de grande pauvreté se creusent. Dans un rapport des Nations Unies de 1998, il était dit que la fortune de 225 personnes était égale au revenu cumulé de 2,5 milliards d'êtres humains. C'est insoutenable.

Autre démesure : le décollage entre économies réelle et spéculative !
Si on prend les 3200 milliards de $ qui s'échangeaient chaque jour sur les places financières avant le tsunami financier, la part des biens réels représentait moins de 3%.
S'il est légitime que les rapports des revenus soient de 1 à 3, voire 1 à 5, cela dérape quand on se trouve de 1 à 10 et lorsqu'on qu'on s'approche de 1 à 100, la démesure est au cœur du système, ce n'est plus un problème économique, mais de civilisation.
On ne répond pas à une crise systémique due à la démesure si on ne s'attaque pas radicalement à l'origine de cette démesure et si on n'y répond pas dans les termes où la question de la mesure est articulée avec la question de l'être et du mieux-être.

Etre et mieux-être.

On ne répond pas à cette démesure si on ne comprend pas qu'au cœur de la démesure, il y a du mal-être et du mieux-vivre.
A l'origine de la " chrématistique ", il y a le dérapage des passions humaines dans l'ordre de l'avidité.
Aristote avait déjà dit ce que Ghandi dira 2000 ans plus tard :

" Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous, en revanche, il n'y en a pas assez pour satisfaire le désir de possession de chacun ".

Différence anthropologique entre besoin et désir.

Le besoin est autorégulé par la satisfaction. C'est un problème simple, car la capacité de rétablir un équilibre biologique fait qu'une fois qu'on est nourri, on n'a plus faim.

Ce qui est en question dans le désir est beaucoup plus compliqué : le désir naît avec la conscience et la conscience dans l'espèce humaine est liée à la conscience de la mort. Le moment où on voit l'apparition des tombes on peut dire qu'on rentre dans notre famille à nous. C'est le moment où la conscience qui a longtemps émergé dans l'histoire de l'évolution bascule dans cette capacité de rétro éclairage qui la conduit à se voir elle-même, qui conduit à se voir séparé de l'univers, qui conduit chaque individu à se penser distinctement d'autrui, mais qui conduit aussi à repérer que la vie dans cet univers est finie et que la mort est une barrière. Donc, la conscience de la mort est définie. Or la conscience de la mort ouvre une énergie considérable qui est justement la lutte contre la mort.
Si on prend 3 grandes modalités du désir dans l'ordre de l'être, correspondant à 3 grandes modalités de relations :
- la relation avec la nature : la beauté,
- la relation avec autrui : la paix, l'amour, l'amitié,
- la relation avec soi-même : la sérénité,

On voit que le monde n'est pas menacé par un désir illimité de ces relations.
Par contre, quand ce désir de l'ordre de l'illimité se trouve transféré dans l'ordre de l'avoir et de la possession, c'est là qu'on retrouve notre double question formulée par Aristote et Gandhi.


Si on met un désir illimité dans un espace par nature limité, on a un double effet :

1° On va créer artificiellement de la rareté même en période d'abondance, si des gens ont déjà une possession en termes de richesse, de pouvoir ou de sens, ils ne cherchent pas à répondre à des besoins. Ce qui se joue, c'est une lutte contre l'angoisse de mort, forme inconsciente qui résulte d'un mauvais calcul. La personne en question croit par exemple que la possession supplémentaire de richesses lui permettra de vaincre son angoisse de mort.
De même, l'être le plus puissant voudra plus de pouvoir. Ce qui est incompréhensible si on raisonne en termes de besoins devient compréhensible si on réfléchit en termes de désir, et en termes de désir comme lutte contre l'angoisse de mort, mais un désir dont l'objet est mal appliqué.
Même dans une situation d'extrême abondance, la mécanique du désir appliquée à l'ordre de l'avoir va aller créer une situation de rareté artificielle, car le désir de possession de chacun prendra tellement aux autres que même les besoins de base des autres vont se trouver en danger alors qu'il y aurait largement de quoi les satisfaire.
On a une démonstration chiffrée de l'hypothèse d'Aristote et de Gandhi formulée dans le rapport des Nations-Unies de 1998 : 40 milliards de $ auraient suffi pour traiter radicalement les problèmes vitaux comme faim, malnutrition, accès à l'eau potable, soins de base, logement. Dans le même temps où on ne trouvait pas ces 40 milliards, on en trouvait 10 fois plus dans l'économie des stupéfiants, 20 fois plus dans les dépenses d'armement, 10 fois plus pour la publicité.

Ces énormes budgets sont caractérisés par du mal-être et la maltraitance. S'il y a l'industrie des stupéfiants, c'est parce qu'il y a du mal-être et du mal de vivre. Il n'y a une économie aussi démentielle sur l'armement que parce qu'il y a de la peur et de la domination.

Quant à la publicité (passée aujourd'hui à 700 milliards), ce n'est que marginalement de l'information commerciale sur un produit. La publicité sert surtout à transférer un désir dans l'ordre de l'être dans l'ordre de l'avoir. Quand la publicité nous fait rêver dans l'ordre de l'être, elle prétend que c'est par la possession que nous allons accéder à cette beauté, ce bonheur, etc.

2° Les bénéficiaires du désir de possession ne vont pas sortir de leur mal-être pour autant, car la nature profonde de leur désir ne peut pas être satisfaite dans l'ordre de l'avoir. Comme un toxicomane il aura besoin d'une dose supplémentaire dans l'ordre de la possession, c'est le phénomène de l'addiction. 10 minutes après avoir obtenu un jouet, l'enfant va être intéressé par un autre. C'est une logique sans fin. S'il n'y a pas une éducation du désir, on rentre dans un rapport destructeur pour l'individu et pour la collectivité.

Transférons au domaine de la crise financière. Lors du krach de 1987, le Wall Street Journal avait publié un éditorial qui disait que Wall Street ne connait que deux sentiments : l'euphorie ou la panique, (exubérance irrationnelle des marchés et dépression).
C'est lié à des dérèglements du désir quand une civilisation entière a confondu la fin et les moyens.
Quand on donne de la valeur à la monnaie, qui n'en a aucune en soi (ce n'est qu'un fluide qui facilite les échanges) et que la monnaie devient " de l'argent ", il se produit un changement implicite de civilisation qui n'apparait pas clairement au début, mais qui au niveau des masses devient considérables.

Karl POLANI, grand économiste et anthropologue, avait analysé dans le phénomène qu'il avait appelé " le passage des économies de marché à des sociétés de marché ", le moment où l'économie de marché sort de son lit et vient attaquer des liens humains fondamentaux, comme le lien politique, la recherche de sens, la sphère de la réciprocité (c'est à dire toute la sphère de la gratuité).
POLANI a dit : Attention, quand on passe de l'économie de marché à des sociétés de marché, c'est la substance même du lien social qui se trouve attaquée. Dans un premier temps, cela ne se voit pas, (passage insensible, effets plutôt bénéfiques). Mais c'est comme un poison qui mine la racine même du lien social : quand on " marchandise " le lien politique, on a la corruption ; quand on " marchandise " les rapports amoureux, on a la prostitution ou son équivalent contemporain la téléréalité ; quand on " marchandise " la quête du sens, on a des sectes marchandes. Comme on est sur des fondamentaux anthropologiques, ils finissent par revenir souvent en forme régressive.

La nature d'une crise systémique nécessite une réponse systémique avec 3 principes ;
- principe de cohérence : c'est une chance d'avoir simultanément crises financière et écologique,
- principe de justice : on ne peut pas tout garantir.

Le PIB mondial est de 50.000 milliards $, la masse des $ en circulation est de 500 milliards $. Les bombes à retardement comme les swaps sur les produits d'assurance, l'ensemble des produits dérivés, qui font que si l'on raisonne dans ces termes là, on ne peut pas y arriver. Donc il n'y a une possibilité de garantir pour tout être humain qu'il ne va pas basculer dans la pauvreté à l'occasion de cette crise qu'en garantissant à tous en mettant en même temps un plafond. On retrouve là la question de la démesure

- principe de réalité : c'est-à-dire que dans tous les cas de figure c'est le retour au réel qui est déterminant, au-delà d'un certain seuil les ressources non renouvelables deviennent perdues.

Il faut donc articuler ces 3 principes avec un élément structurant qui les traverse et qui est l'axe de la sobriété heureuse (Pierre Raby).
C'est important, car nous devons passer de la démesure à la mesure (sobriété), mais en même temps on ne peut accepter les limitations dans l'ordre de la démesure que si ces limitations sont comprises dans une perspective de mieux-être.
La question du mieux-être devient une question déterminante. Le mal-être et le mal de vivre sont au cœur des grands problèmes mondiaux (les coûts et les coups). S'ils sont les éléments déterminants de la crise systémique dans laquelle nous vivons, les politiques, les économies de mieux-être ne sont pas de l'ordre luxueux, du supplément d'âme. On comprend mieux que les stratégies du mieux-être sont au cœur de la réponse systémique à la crise systémique. Ce n'est rien d'autre que les traditions de sagesse :
Le bonheur n'est pas dans la possession.

L'élément nouveau actuel c'est que les questions de la sagesse traditionnellement considérées par une toute petite partie d'une génération à titre individuel deviennent des questions collectives. Le fameux sapiens sapiens n'est pas une origine, mais une grande partie de l'avenir de l'humanité se joue sur le fait de savoir si ce ne peut pas être un projet.
Comment l'humanité utilise le défi colossal que représentent ces différentes crises qui peuvent la conduire vers la sortie de route, comme dans d'autres périodes, franchir un saut qualitatif dans sa propre histoire qui est aussi un saut de conscience, parce que c'est pour l'humanité la capacité de devenir sujette de sa propre histoire.
Ce qui a commencé à Hiroshima, c'est que l'humanité s'est constituée en sujet de sa propre histoire, mais négativement à partir du moment où elle a compris qu'elle pouvait s'autodétruire.
Ce qui est en jeu maintenant, c'est qu'elle devienne un sujet positif de sa propre histoire. L'humanité ne peut traiter la suite de son aventure collective que si elle accepte de se poser la question d'une gouvernance liée à la question de la sagesse. Et le défi principal est de ce côté-là.

Si on prend le problème dans ce sens, on voit que la nature de la crise non seulement n'est pas réduite à ses aspects fragmentés, mais qu'elle porte sur un enjeu de civilisation et on comprend qu'aussi que ce peut être un défi positif dans le sens d'un saut de conscience de l'humanité.

Question : Aurions-nous à apprendre des civilisations orientales ?
Réponse : L'enjeu guerre-civilisation est très lié. Le rapport à la mort est central dans toutes les civilisations. Le judaïsme n'est ni tout à fait occidental, ni oriental. Les spiritualités orientales comme le bouddhisme s'intéressent à la cause de la souffrance, identifient le désir comme la cause de la souffrance et voient comme solution du traitement du désir la vie plutôt que la mort. La question principale dans le christianisme et le judaïsme est la mort et on répond à la mort par un désir radical d'au-delà de la mort exprimé à travers l'espérance de la résurrection et l'espoir que l'amour est plus fort que la mort. Niels Bohr disait : " Si le contraire d'une affirmation vraie est une affirmation fausse, en revanche le contraire d'une vérité profonde peut être une autre vérité profonde ". Les questions de la mort et de la souffrance ne s'éliminent pas l'une l'autre.
Une phrase comme : " Vis comme en mourant tu aimerais avoir vécu ", dite par Confucius et Sénèque, peut être un guide de vie. Donc spiritualité aussi occidentale.