Je précise que je n'interviens pas du tout au titre de la Cour
des Comptes.
Tom
KEMP m'avait demandé il y a deux mois de venir vous parler de mon
livre " Pourquoi
cela ne va pas plus mal ", titre paradoxal
depuis l'entrée dans la crise.
Je vais vous dire pourquoi j'assume ce livre et pourquoi le livre sur
lequel je suis en train de travailler (Du bon usage de la fin d'un monde)
est en rapport avec la crise systémique actuelle.
" Pourquoi cela
ne va pas plus mal " contient 3 parties :
1.
Enjeu crucial de l'humanité avec elle-même : Quand l'humanité
risque la sortie de route.
2. On ne règle pas un problème dans les termes qui lui ont
donné naissance (Einstein)
3. Un autre rapport au monde est déjà là.
En 2005, la situation
était déjà grave, mais si cela ne l'était
pas davantage, c'était à cause de la formidable potentialité
créatrice, amortisseur des éléments les plus mortifères
et aussi des sources positives sur lesquelles s'appuyer.
J'assume mes propos,
car la 1ère partie est annonciatrice de ce qui allait se passer.
L'entrée dans la crise n'était
pas financière, mais systémique.
Entre la crise financière, la crise écologique, (dérèglement
climatique, biodiversité), la crise alimentaire mondiale, la crise
géophysique (monde dominé par la puissance américaine),
la crise civilisation elle-même.
Il y a certes interaction entre ces crises, mais elle est aussi liée
à la démesure spéculative.
On a commencé à reporter la spéculation sur les biens
réels immobiliers, le pétrole, les matières premières,
les biens alimentaires.
On ne répond à une crise systémique que par une réponse
systémique.
Si on traite séparément les différents aspects d'une
crise, la fuite en avant dans la crise financière prépare
les conditions d'une fuite en arrière dans les autres aspects de
la crise (crises sociale, alimentaire
).
Mon hypothèse est que le bon usage de la crise (de la fin d'un
monde) suppose de ne pas se tromper de diagnostic et du point de vue des
recherches positives, d'aller s'appuyer sur les potentialités créatrices
déjà présentes.
Qu'est-ce qui fait
le lien entre les divers aspects de la crise ?
Aristote avait établi une distinction entre l'économie et
ce qu'il appelait la " chrématistique ". (Quand une économie
dérape au point d'oublier que la monnaie n'est qu'un moyen et non
une finalité, parce que le lucre devient un projet de société).
Au cur de toutes
les crises actuelles, la démesure me semble un point commun fondamental.
La démesure dans le rapport à la nature (lié au productivisme)
est au cur du creusement des inégalités sociales mondiales.
L'amplitude des revenus n'a plus aucun rapport avec les mérites.
Il n'y a plus d'ordre dans une société où il y a
une illégitimité des revenus quand des phénomènes
de grande pauvreté se creusent. Dans un rapport des Nations Unies
de 1998, il était dit que la fortune de 225 personnes était
égale au revenu cumulé de 2,5 milliards d'êtres humains.
C'est insoutenable.
Autre démesure
: le décollage entre économies réelle et spéculative
!
Si on prend les 3200 milliards de $ qui s'échangeaient
chaque jour sur les places financières avant le tsunami financier,
la part des biens réels représentait moins de 3%.
S'il est légitime que les rapports des revenus soient de 1 à
3, voire 1 à 5, cela dérape quand on se trouve de 1 à
10 et lorsqu'on qu'on s'approche de 1 à 100, la démesure
est au cur du système, ce n'est plus un problème économique,
mais de civilisation.
On ne répond pas à une crise systémique due à
la démesure si on ne s'attaque pas radicalement à l'origine
de cette démesure et si on n'y répond pas dans les termes
où la question de la mesure est articulée avec la question
de l'être et du mieux-être.
Etre
et mieux-être.
On ne répond
pas à cette démesure si on ne comprend pas qu'au cur
de la démesure, il y a du mal-être et du mieux-vivre.
A l'origine de la " chrématistique ", il y a le dérapage
des passions humaines dans l'ordre de l'avidité.
Aristote avait déjà dit ce que Ghandi dira 2000 ans plus
tard :
"
Il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre
aux besoins de tous, en revanche, il n'y en a pas assez pour satisfaire
le désir de possession de chacun ".
Différence
anthropologique entre besoin et désir.
Le
besoin est autorégulé par la satisfaction. C'est
un problème simple, car la capacité de rétablir un
équilibre biologique fait qu'une fois qu'on est nourri, on n'a
plus faim.
Ce qui est en question
dans le désir est beaucoup
plus compliqué : le désir naît avec la conscience
et la conscience dans l'espèce humaine est liée à
la conscience de la mort. Le moment où on voit l'apparition des
tombes on peut dire qu'on rentre dans notre famille à nous. C'est
le moment où la conscience qui a longtemps émergé
dans l'histoire de l'évolution bascule dans cette capacité
de rétro éclairage qui la conduit à se voir elle-même,
qui conduit à se voir séparé de l'univers, qui conduit
chaque individu à se penser distinctement d'autrui, mais qui conduit
aussi à repérer que la vie dans cet univers est finie et
que la mort est une barrière. Donc, la conscience de la mort est
définie. Or la conscience de la mort ouvre une énergie considérable
qui est justement la lutte contre la mort.
Si on prend 3 grandes modalités du désir dans l'ordre de
l'être, correspondant à 3 grandes modalités de relations
:
- la relation avec la nature : la beauté,
- la relation avec autrui : la paix, l'amour, l'amitié,
- la relation avec soi-même : la sérénité,
On voit que le monde n'est pas menacé par un désir illimité
de ces relations.
Par contre, quand ce désir de l'ordre de l'illimité se trouve
transféré dans l'ordre de l'avoir et de la possession, c'est
là qu'on retrouve notre double question formulée par Aristote
et Gandhi.
Si on met un désir illimité dans un espace par nature limité,
on a un double effet :
1° On va créer
artificiellement de la rareté même en période
d'abondance, si des gens ont déjà une possession en termes
de richesse, de pouvoir ou de sens, ils ne cherchent pas à répondre
à des besoins. Ce qui se joue, c'est une lutte contre l'angoisse
de mort, forme inconsciente qui résulte d'un mauvais calcul. La
personne en question croit par exemple que la possession supplémentaire
de richesses lui permettra de vaincre son angoisse de mort.
De même, l'être le plus puissant voudra plus de pouvoir. Ce
qui est incompréhensible si on raisonne en termes de besoins devient
compréhensible si on réfléchit en termes de désir,
et en termes de désir comme lutte contre l'angoisse de mort, mais
un désir dont l'objet est mal appliqué.
Même dans une situation d'extrême abondance, la mécanique
du désir appliquée à l'ordre de l'avoir va aller
créer une situation de rareté artificielle, car le désir
de possession de chacun prendra tellement aux autres que même les
besoins de base des autres vont se trouver en danger alors qu'il y aurait
largement de quoi les satisfaire.
On a une démonstration chiffrée de l'hypothèse d'Aristote
et de Gandhi formulée dans le rapport des Nations-Unies de 1998
: 40 milliards de $ auraient suffi pour traiter radicalement les problèmes
vitaux comme faim, malnutrition, accès à l'eau potable,
soins de base, logement. Dans le même temps où on ne trouvait
pas ces 40 milliards, on en trouvait 10 fois plus dans l'économie
des stupéfiants, 20 fois plus dans les dépenses d'armement,
10 fois plus pour la publicité.
Ces énormes
budgets sont caractérisés par du mal-être et la maltraitance.
S'il y a l'industrie des stupéfiants, c'est parce qu'il y a du
mal-être et du mal de vivre. Il n'y a une économie aussi
démentielle sur l'armement que parce qu'il y a de la peur et de
la domination.
Quant à la
publicité (passée aujourd'hui à 700 milliards), ce
n'est que marginalement de l'information commerciale sur un produit. La
publicité sert surtout à transférer un désir
dans l'ordre de l'être dans l'ordre de l'avoir. Quand
la publicité nous fait rêver dans l'ordre de l'être,
elle prétend que c'est par la possession que nous allons accéder
à cette beauté, ce bonheur, etc.
2° Les bénéficiaires
du désir de possession ne vont pas sortir de leur mal-être
pour autant, car la
nature profonde de leur désir ne peut pas être satisfaite
dans l'ordre de l'avoir. Comme un toxicomane il aura besoin
d'une dose supplémentaire dans l'ordre de la possession, c'est
le phénomène de l'addiction. 10 minutes après avoir
obtenu un jouet, l'enfant va être intéressé par un
autre. C'est une logique sans fin. S'il n'y a pas une éducation
du désir, on rentre dans un rapport destructeur pour l'individu
et pour la collectivité.
Transférons
au domaine de la crise financière. Lors du krach de 1987, le Wall
Street Journal avait publié un éditorial qui disait que
Wall Street ne connait que deux sentiments : l'euphorie ou la panique,
(exubérance irrationnelle des marchés et dépression).
C'est lié à des dérèglements
du désir quand une civilisation entière a confondu la fin
et les moyens.
Quand on donne de la valeur à la monnaie, qui n'en a aucune en
soi (ce n'est qu'un fluide qui facilite les échanges) et que la
monnaie devient " de l'argent ", il se produit un changement
implicite de civilisation qui n'apparait pas clairement au début,
mais qui au niveau des masses devient considérables.
Karl POLANI, grand
économiste et anthropologue, avait analysé dans le phénomène
qu'il avait appelé " le passage des économies de marché
à des sociétés de marché ", le moment
où l'économie de marché sort de son lit et vient
attaquer des liens humains fondamentaux, comme le lien politique, la recherche
de sens, la sphère de la réciprocité (c'est à
dire toute la sphère de la gratuité).
POLANI a dit : Attention, quand on passe de l'économie de marché
à des sociétés de marché, c'est
la substance même du lien social qui se trouve attaquée.
Dans un premier temps, cela ne se voit pas, (passage insensible, effets
plutôt bénéfiques). Mais c'est comme un poison qui
mine la racine même du lien social : quand on " marchandise
" le lien politique, on a la corruption ; quand on " marchandise
" les rapports amoureux, on a la prostitution ou son équivalent
contemporain la téléréalité ; quand on "
marchandise " la quête du sens, on a des sectes marchandes.
Comme on est sur des fondamentaux anthropologiques, ils finissent par
revenir souvent en forme régressive.
La nature d'une crise
systémique nécessite une réponse systémique
avec 3 principes ;
- principe de cohérence : c'est
une chance d'avoir simultanément crises financière et écologique,
- principe de justice : on ne peut
pas tout garantir.
Le PIB mondial est
de 50.000 milliards $, la masse des $ en circulation est de 500 milliards
$. Les bombes à retardement comme les swaps sur les produits d'assurance,
l'ensemble des produits dérivés, qui font que si l'on raisonne
dans ces termes là, on ne peut pas y arriver. Donc il n'y a une
possibilité de garantir pour tout être humain qu'il ne va
pas basculer dans la pauvreté à l'occasion de cette crise
qu'en garantissant à tous en mettant en même temps un plafond.
On retrouve là la question de la démesure
-
principe de réalité : c'est-à-dire que
dans tous les cas de figure c'est le retour au
réel qui est déterminant, au-delà d'un
certain seuil les ressources non renouvelables deviennent perdues.
Il faut donc articuler
ces 3 principes avec un élément structurant qui les traverse
et qui est l'axe de la sobriété heureuse (Pierre Raby).
C'est important, car nous devons passer de la
démesure à la mesure (sobriété),
mais en même temps on ne peut accepter les limitations dans l'ordre
de la démesure que si ces limitations sont comprises dans une perspective
de mieux-être.
La question du mieux-être devient une question déterminante.
Le mal-être et le mal de vivre sont au cur des grands problèmes
mondiaux (les coûts et les coups). S'ils sont les éléments
déterminants de la crise systémique dans laquelle nous vivons,
les politiques, les économies de mieux-être ne sont pas de
l'ordre luxueux, du supplément d'âme. On comprend mieux que
les stratégies du mieux-être sont au cur de la réponse
systémique à la crise systémique. Ce n'est rien d'autre
que les traditions de sagesse :
Le bonheur n'est pas dans la possession.
L'élément
nouveau actuel c'est que les questions de la sagesse traditionnellement
considérées par une toute petite partie d'une génération
à titre individuel deviennent des questions collectives. Le fameux
sapiens sapiens n'est pas une origine, mais une grande partie de l'avenir
de l'humanité se joue sur le fait de savoir si ce ne peut pas être
un projet.
Comment l'humanité utilise le défi colossal que représentent
ces différentes crises qui peuvent la conduire vers la sortie de
route, comme dans d'autres périodes, franchir un saut qualitatif
dans sa propre histoire qui est aussi un saut de conscience, parce que
c'est pour l'humanité la capacité de devenir sujette de
sa propre histoire.
Ce qui a commencé à Hiroshima, c'est que l'humanité
s'est constituée en sujet de sa propre histoire, mais négativement
à partir du moment où elle a compris qu'elle pouvait s'autodétruire.
Ce qui est en jeu maintenant, c'est qu'elle devienne un sujet positif
de sa propre histoire. L'humanité ne peut traiter la suite de son
aventure collective que si elle accepte de se poser la question d'une
gouvernance liée à la question de la sagesse. Et le défi
principal est de ce côté-là.
Si
on prend le problème dans ce sens, on voit que la nature de la
crise non seulement n'est pas réduite à ses aspects fragmentés,
mais qu'elle porte sur un enjeu de civilisation et on comprend qu'aussi
que ce peut être un défi positif dans le sens d'un saut de
conscience de l'humanité.
Question
: Aurions-nous
à apprendre des civilisations orientales ?
Réponse : L'enjeu guerre-civilisation
est très lié. Le rapport à la mort est central dans
toutes les civilisations. Le judaïsme n'est ni tout à fait
occidental, ni oriental. Les spiritualités orientales comme le
bouddhisme s'intéressent à la cause de la souffrance, identifient
le désir comme la cause de la souffrance et voient comme solution
du traitement du désir la vie plutôt que la mort. La question
principale dans le christianisme et le judaïsme est la mort et on
répond à la mort par un désir radical d'au-delà
de la mort exprimé à travers l'espérance de la résurrection
et l'espoir que l'amour est plus fort que la mort. Niels Bohr disait :
" Si le contraire d'une affirmation vraie est une affirmation fausse,
en revanche le contraire d'une vérité profonde peut être
une autre vérité profonde ". Les questions de la mort
et de la souffrance ne s'éliminent pas l'une l'autre.
Une phrase comme : " Vis comme en mourant tu aimerais avoir vécu
", dite par Confucius et Sénèque, peut être un
guide de vie. Donc spiritualité aussi occidentale.
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