RENCONTRE DU 8 NOVEMBRE 2006
invité : M M. JEAN UEBERSFELD.

Professeur émérite de l'Université Paris VI (Pierre et Marie Curie) Jean Uebersfeld est Ingénieur diplomé de l'ESCPI (67ème promotion), docteur ès sciences physiques. Il a eu une carrière de chercheur, qui l'a amené vers l'enseignement supérieur, entre autre enseigné à l'université Paris VI , où il a créé et dirigé le service de formation continue,
INTERVENTION DE M. JEAN UEBERSFELD.

Je suis un ingénieur qui a mal tourné.

En 1952, l'ESPCI (Ecole Supérieure de Physique et de Chimie Industrielle de Paris) était une des rares écoles d'ingénieur qui faisait de la recherche. Je rêvais alors de physique théorique, mais je me suis tourné vers la recherche en physique expérimentale dès ma 4° année à l'école, qui s'est poursuivie pendant mon service militaire au collège de France, où j'ai fait une découverte sur la résonnance magnétique dans les carbones. C'est ce qui m'a amené au titre de professeur d'université à 28 ans. (Cette découverte a maintenant des applications jusque dans la recherche pétrolière). J'ai ensuite été chargé de la formation continue à l'université.

Les cadres d'entreprises sont les grands bénéficiaires de la formation continue.
L'accord interprofessionnel de 2003 a modifié fondamentalement les règles de la formation continue, repris pratiquement intégralement par la loi de 2004.

Il y a autant de formation continue dans les pays du nord que dans les pays latins, mais dans ces derniers, on ne sait rien faire sans loi.

La loi préparée par J Delors en 1970 prévoyait la formation professionnelle, et l'éducation permanente, qui devait être financée par les entreprises (1,1%¨de la masse salariale, 1% pour la formation professionnelle, 0,1% pour l'éducation permanente)

J'ai mis cette loi en application à l'université Paris 6, par un jumelage avec Thomson et PSA, et nous avons avec le 0,1% permis à des techniciens d'acquérir le titre d'ingénieur (en France, en 1983, on ne formait que 15000 ingénieurs pour aujourd'hui 28000).
Le système mis en place alors permettait au salarié de se former sur le sujet qu'il voulait, la prise en charge étant assurée par le 0,1%. Le système ne fonctionne plus du fait des entreprises, mais aussi des syndicats qui dans les commissions s'opposaient souvent aux demandes du salarié. On peut espérer que l'évolution amenée par la loi de 2004 fera repartir cette formation individuelle.

On peut s'attendre à un important bouleversement au niveau de la formation avec

Les T I C E (Techniques de l'Information et de la Communication appliquées à l'Enseignement).
La formation n'est plus exclusivement dispensée sous forme de cours collectif, mais peut en grande partie utiliser les moyens modernes (e-formation, e-learning).

La V A E (Validation des acquis de l'Expérience). Elle a déjà un impact très important dans le domaine de l'hôpital, dans la profession d'aides soignantes. Cet outil devrait avoir un impact important dans les années qui viennent dans les entreprises qui ont conscience de la richesse que représente le savoir faire de leur personnel et le fidéliser.

Le D I F (Droit Individuel à la Formation) qui résulte de l'accord interprofessionnel du 20 septembre 2005. C'est un droit à 20 heures de formation par an cumulable sur 5 ans, soit 120 heures au bout de 6 ans. Je prétends qu'un technicien expérimenté peut grâce aux TICE, à la VAE et aux 120 heures du DIF acquérir le diplôme équivalent bac+5, qui permettra à de nombreuses entreprises de renouveler leurs besoins en personnel qualifié dans les années à venir.

Dans une partie de ma carrière où j'ai été conseiller d'entreprises, j'ai eu l'occasion de rencontrer des directeurs généraux de grandes entreprises américaines, et j'ai découvert qu'ils recherchaient un équilibre entre les 3 partenaires de l'entreprise : les salariés, les clients et les actionnaires. Depuis quelques années, on peut tristement constater que cet équilibre a été rompu, et que l'on fait passer d'abord les actionnaires, puis les clients, le personnel devenant trop souvent la variable d'ajustement. C'est une situation dramatique. Un petit espoir apparaît toutefois avec la prise de conscience par certaines entreprises qui commencent à comprendre que " le savoir du personnel " est un acquis stratégique fondamental. Dans une usine d'automobiles, ce ne sont pas les robots et les halls de montage qui font la différence, mais la capacité à gérer, concevoir, construire des modèles, le savoir faire du personnel. La réussite du management de Renault au Japon en est une parfaite illustration.

Les entreprises, à travers leur DRH commencent à se rendre compte que les connaissances de leurs salariés sont un actif stratégique. Il est essentiel que les connaissances des salariés soient stockées et gardées dans l'entreprise, notamment lors des départs en retraite.
C'est aussi la raison d'être des " incubateurs " qui aident les chercheurs des labo de recherche à créer des entreprises pour appliquer les résultats de leurs recherches.
La formation permanente a pour rôle la mise à jour des connaissances des individus, mais aussi de permettre les promotions nécessaires pour faire face au vieillissement des populations.

Nota : Il ne peut pas y avoir de formation sans la volonté de celui qui doit être formé.
Lorsqu'il s'agit de connaissances à acquérir nécessaires au métier, dont la formation est payée dans l'entreprise pour l'exercice du métier, un contrôle de connaissance est une chose normale.
Il y a la formation qui permet de pouvoir continuer d'exercer son métier en conservant son niveau en fonction de l'évolution des techniques, et il y a l'éducation permanente qui pourra permettre de changer de catégorie

QUESTIONS DES PARTICIPANTS

Q : Contrairement à ce que prévoit la loi, le DIF est très souvent employé par les entreprises par décision de l'employeur et non du salarié. On a même vu des entreprises demander à des salariés d'utiliser leurs droits par anticipation et exiger que des formations demandées par l'entreprise se passent sur des RTT ou pendant les WE ?
R :
C'est un fait que l'on constate souvent des détournements des droits des salariés au profit de l'entreprise. Mais c'est aux syndicats à veiller que les DIF soient appliqués à l'initiative du salarié.
Nota : Il n'y a pas de représentant syndical dans toutes les entreprises, et lorsqu'on soupçonne ce genre de dérive au niveau des demandes de subventions aux OPCA, il est souvent très difficile d'intervenir, faute de preuves tangibles opposables .

Q : En ce qui concerne la V A E, (comme pour les C.Q.P.) on rencontre souvent des difficultés à les mettre en place, en particulier lorsqu'il en résulte une obligation pour l'entreprise de reconnaître la nouvelle qualification du salarié au niveau de ses compétences avec l'ajustement du salaire qui doit en découler conventionnellement ?
R : C'est sans doute vrai, mais l'essentiel pour le salarié est d'acquérir la qualification. Ensuite, si son entreprise refuse d'en tenir compte, il a tout loisir d'aller dans une autre qui saura la reconnaître. Il y a aujourd'hui énormément de places vacantes en raison des départs massifs en retraite.

Q : Si le savoir est la principale richesse de l'entreprise, pourquoi la plupart des grandes entreprises sous-traitent elles autant, même au niveau de leur cœur de métier ?
R :
On peut comprendre que les entreprises se recentrent sur leur métier principal et sous traitent ce qui est à la marge. Il n'est pas choquant qu'une grande entreprise sous traite son service informatique à un spécialiste. Il n'en est pas de même de la conception de leurs produits.

Q : Aujourd'hui, on ne peut que constater que l'ascenseur social ne marche pas, le DIF ne marche pas et on constate que les entreprises le détournent pour l'intégrer dans le plan de formation, et poussent à la formation continue en dehors du temps de travail, en particulier avec l' " E-learning ". N'est-ce pas le résultat du fait que l'Homme n'est plus au centre des préoccupations de l'entreprise, focalisées sur l'augmentation permanente de la rentabilité à court terme ?
R : C'est effectivement la réalité d'aujourd'hui. Au niveau des diplômes de l'enseignement supérieur, et en particulier de l'université Paris VI, la VAE marche relativement bien, en particulier parce que l'université fait des efforts. On ne demandera pas à un homme de 35 ans de faire preuve de connaissances qu'il aurait acquises s'il était actuellement étudiant. Il s'agit de mesurer qu'il a la capacité d'utiliser les connaissances dont il a besoin, celles d'un ingénieur qui a dix ans d'expérience. Mais par contre, on peut être inquiet sur la manière de traiter la VAE au niveau des diplômes de techniciens telle qu'elle est abordée actuellement par les lycées. Ils demandent que les candidats aient les mêmes connaissances qu'un élève de 18 ans. Le résultat est évidement catastrophique. Mais on peut espérer qu'il ne s'agit que d'une " maladie infantile ", et qu'avec le temps, on arrivera à moraliser le système. On peut aussi penser que les entreprises qui connaissent le plein emploi auront tendance à utiliser la promotion sociale pour combler les besoins entrainés par les nombreux départs à la retraite et les difficultés de recrutement.

Q : En France, un chercheur doit obligatoirement partir à la retraite dès qu'il en a atteint l'âge. Qu'en est-il dans les autres pays?
R : C'est la même chose. Il lui est interdit de continuer à enseigner. Il existe la possibilité d'acquérir l'éméritat, à condition de travailler, et ce pour un temps limité qui peut ne pas être renouvelé. Il donne la possibilité de faire de la recherche, mais pas de l'enseignement. Mais le départ d'un professeur à la retraite n'est pas une catastrophe, à condition toutefois que l'on ait pris la précaution de garder le savoir qu'il avait. Le drame est que l'Université, qui devrait être le lieu principal du " knowledge management " ne le fait pas. Il ne faut pas " virer " systématiquement les chercheurs, mais il faut garder ceux qui le peuvent en surnombre, pour ne pas bloquer le renouvellement des équipes. Avec l'âge, les possibilités intellectuelles de recherche diminuent, et il ne faut pas que la présence des vieux empêche d'embaucher des jeunes. La recherche se fait avec des jeunes. Un mathématicien n'est plus créatif à 35 ans. Un physicien arrive à rester actif exceptionnellement jusqu'à 65 ans. Plus généralement, un chercheur cesse d'être productif entre 35 et 45 ans. Par contre, s'il ne dirige plus une équipe de chercheurs, il peut encore être conseiller.

Q : En même temps que les lois sur la " formation tout au long de la vie, on assiste à l'éclosion du " e-learning ", via CD-ROM ou internet, avec des systèmes automatiques de contrôle, qui sont parfois utilisés non pour améliorer les connaissances des salariés mais pour contrôler leur niveau de connaissance. Est-ce vraiment un progrès ?s ?
R :
Une formation normale des individus, sur un an, doit comporter 400 heures, dont au moins 120 heures de présentiel, avec un contact humain avec des enseignants responsables qui ne sont pas là pour mesurer le savoir des gens mais pour les guider. Les CD-ROM et l'E-Learning sont des outils extraordinaires, mais il faut savoir les utiliser. Si on peut les utiliser de manière utile, ils peuvent être aussi employés de la manière perverse que vous signaliez.
J'ai lancé dans mon université, avec l'accord du président, une opération pour les bacheliers techniques venant des banlieues " défavorisées ", parmi lesquels on trouve d'excellents éléments, qui n'imaginent même pas de venir à l'université. J'ai à leur attention modifié le cours de la première année de licence (L M D, 3 -5-8) pour les inciter à se déterminer sur leur orientation ultérieure vers un cycle de 3 ou 5 ans. L'essentiel du rôle de l'enseignant n'est pas de donner du savoir, car l'élève motivé trouvera beaucoup mieux que leur cours dans les bibliothèques, mais de les guider dans leurs choix et dans leur progression.

Q : Que faut il penser de l'enseignement tout au long de la vie ?
R :
Lorsque je suis sorti de l'école, voici une cinquantaine d'années, nous étions persuadés d'avoir un acquis de connaissances qui nous suffirait jusqu'à la retraite. Ce n'était peut être pas tout à fait exact, mais aujourd'hui, les connaissances et les techniques évoluent tellement vite qu'il devient indispensable de mettre à jour en permanence ses connaissances. L'école de départ a permis d'appendre à apprendre. C'est un peu différent dans le cas de celui qui doit changer d'activité et doit aussi réapprendre à apprendre.

Q : On m'a cité le cas d'un personne autodidacte qui à force de travail avait réussi à passer un doctorat, mais qui ensuite s'est vue refuser un poste à l'éducation nationale parce qu'elle n'avait pas le baccalauréat ?
R : C'était vrai, mais cela a heureusement changé depuis.

Q : On a pu constater une certaine réticence (pour ne pas dire plus) des universitaires à vouloir valider des acquis de connaissances pour des personnes qui n'ont pas suivi le même cursus qu'eux. Comment cela évolue t il ?
R : Il y a une évolution, mais pas assez rapide. Il reste aujourd'hui encore 50% de gens pour lesquels il est toujours difficile d'admettre que leurs diplômes soient donnés à des personnes qui n'ont pas suivi le même cursus. Pour le président actuel de mon université, la VAE est une priorité, et elle doit s'appuyer sur le professionnalisme des gens et non sur les connaissances qu'ils auraient dû avoir à 20 ans. Mais les plus fortes résistances ne viennent pas de l'université, mais des lycées, qui affichent la prétention d'exiger pour la VAE les mêmes connaissances que celles de leurs étudiants. Un espoir d'évolution existe quand même.

Q : Chez ARKEMA, s'il n'y a pas de poste à pourvoir correspondant au diplôme la formation sera systématiquement refusée. Par contre, pour les " profils à haut potentiel ", toutes les possibilités leur seront données pour acquérir de nouvelles connaissances contrairement aux agents de maitrises dont l'évolution est systématiquement bloquée dans la filière où ils sont. Et dans le cas où ils auraient acquis par eux même et à leurs frais de nouvelles compétences, l'entreprise les incitera à aller voir ailleurs ?
R :
C'est effectivement une situation que l'on rencontre encore. Mais, il va y avoir dans les années qui viennent des départs massifs en retraite, les besoins seront tels qu'ils pourront faire valoir leurs diplômes en faisant jouer la concurrence. Même si c'est encore difficile pour quelqu'un qui approche les 45 ans, l'allongement inévitable de la durée d'activité professionnelle devrait faire aussi évoluer ce problème.

Q : Que penser de l'allongement de l'âge de la retraite ?
R :
Compte tenu des problèmes démographiques que nous allons rencontrer, c'est inéluctable pour des raisons économiques, mais aussi parce que l'on vit de plus en plus vieux et que l'on peut avoir encore une activité au delà de 60 ans .

Q : Il y a quelques années a été lancée la retraite progressive, projet qui n'a pas fonctionné du fait des contraintes administratives imposées. Ne pourrait-on pas reprendre l'idée, mais cette fois avec des conditions plus attractives et intelligemment utilisée pour devenir un facteur efficace de transmission des connaissances et de l'expérience aux plus jeunes dans l'entreprise ?
R : Compris ainsi, il s'agit d'une excellente idée, qui s'inscrit dans la droite ligne du " knowledge management ". D'ailleurs, l'enseignement devrait de nos jours faire beaucoup plus appel à des cadres d'entreprise. Dans mon université, j'ai créé la première école d'ingénieur par apprentissage, avec des hommes de l'entreprise qui jouent le rôle de professeur. Dans le DEA d'électronique que j'ai créé, j'avais des hauts dirigeants d'entreprise, qui non seulement leur amenaient leur savoir et leur expérience, mais pouvaient ainsi mesurer la valeur de leurs étudiants et être incités à les embaucher à la sortie.

Q : Dans certaines grandes entreprises, on voit depuis quelques temps des postes de cadres remplacés par deux personnes embauchés en contrat d'apprentissage sans qu'aucun tutorat ne soit réellement assuré ?
R : C'est un détournement inacceptable de l'apprentissage. Lorsqu'une entreprise embauche un apprenti, elle doit lui assurer un tutorat et une formation. Cela lui coûte en temps passé par son personnel en place, mais elle reçoit des compensations pour cela. Si ce fait était avéré et porté à la connaissance du C F A concerné, il n'enverra plus d'apprentis dans cette entreprise. Le rôle de l'apprentissage, c'est de former des jeunes qui auront acquis de l'expérience dans l'entreprise et qui dès leur diplôme seront opérationnels. En aucun cas ils ne doivent être utilisés comme des salariés au rabais.

Q : Le CFA lorsqu'il place un apprenti dans une entreprise doit s'assurer de la présence d'un tuteur qui théoriquement doit suivre l'apprenti tout le long de son parcours et lui consacrer du temps. Ce tuteur doit être volontaire pour le faire et avoir le minimum de formation pour l'exercer. Ce n'est hélas pas toujours le cas, et les CFA qui devrait s'en assurer ne le font pas toujours et n'en ont pas toujours les moyens ?
R :
Lorsque je m'occupais de l'apprentissage, je connaissais personnellement tous les tuteurs de mes apprentis.

HB