RENCONTRE DU 3 NOVEMBRE 2005

Invité : CLAUDE ROMIGUIERE

Ingénieur diplomé de la prestigieuse Ecole Supérieure de Physique et de Chimie de Paris Claude Romiguière a fait toute sa carrière chez Thomson, où après une quinzaine d'années passées à la conception des radars, il a été chargé de développer et structurer la planification à moyen terme dans cette entreprise. Il a également fait bénéficier de sa riche expérience les étudiants de son ancienne école et de la "halle au vins" (Jussieu)
INTERVENTION DE CLAUDE ROMIGUIERE

A ma sortie de l'Ecole Supérieure de Physique et de Chimie de Paris avec mon diplôme, je m'étais imaginé que j'allais faire de la science, mais j'ai surtout fait de la technique. J'ai fait des tas d'autres choses, des choses totalement différentes de ce que j'avais imaginé en entrant dans cette école.

Quand on réussit, on vous donne de la promotion. On arrête de vous en donner quand vous échouez. C'est la loi de Peter bien connue, qui veut qu'au bout d'un certain temps, tous les postes soient occupés par des gens incompétents.

Après une quinzaine d'années passées à la conception et la réalisation de radars pour les besoins de l'armée française, je me suis occupé, depuis 1970 de planification des entreprises à moyen terme, dans le groupe qui s'appelait alors Thomson puis Thomson CSF, qui est devenu désormais Thales. J'ai également enseigné dans mon école et à la faculté des sciences de la " halle aux vins ".

Pendant des années, j'ai raconté aux jeunes élèves ce que c'était que l'industrie. Je leur ai parlé, par exemple, des relations avec les personnes, qu'ils auraient à s'occuper de délais, de prix de revient, de clients, de qualité… J'y ai découvert des gens passionnants, passionnés mais qui ignoraient totalement ce qu'ils allaient faire une fois qu'ils auraient leur diplôme en poche.

Je leur posais la question : que veux tu être dans 5 ou 10 ans ? Certains ne savaient pas, d'autres voulaient aller dans l'industrie, quelques uns voulaient faire de la recherche. C'est seulement à ces derniers que de faire une thèse pouvait être utile sinon indispensable, alors qu'elle n'aurait guère eu d'utilité pour les autres.

QUAND ON VEUT AVANCER, IL VAUT MIEUX SAVOIR OU L'ON PEUT ALLER

Chez Thomson, entreprise qui comptait alors près de 120 000 personnes, la réaction a été mitigée, car je parlais de moyen terme et de long terme, alors que l'on ne savait pas ce que l'on allait vendre dans 3 mois.

Quand une entreprise embauche un jeune, ce n'est pas pour 8 jours qu'il vient, mais pour 10 ou 20 ans.
Quand ST-microelectronic investit dans une nouvelle unité de production, il s'agit de plusieurs milliards de dollars. Ca ne peut pas être pour un ou deux ans.
Pareil pour la recherche. Certes, on ne planifie pas ce que l'on va découvrir.
Mais il n'est pas interdit de réfléchir sur les finalités, les débouchés possibles, le développement éventuel futur.

 

LE DEVELOPPEMENT D'UN PRODUIT :

On peut le décomposer en 5 phases :

- PHASE 1 : la recherche fondamentale.
Elle ne vise aucune application particulière, et se cantonne le plus souvent, mais pas exclusivement au niveau des universités, des écoles, des centres de recherche fondamentale, du CNRS etc… L'étude des ultrasons date des années 30 ; la découverte de l'activité antibactérienne du penicillium, les études sur la matière molle qui ont valu à Gilles de Gennes le prix Nobel… Ces études sont généralement largement diffusées dans tout le monde scientifique mondial. Il se trouve que certaines de ces découvertes vont trouver des applications pratiques parfois des années après, parfois très vite.

- PHASE 2 : la recherche appliquée.
A ce stade, on envisage l'application pratique d'une découverte fondamentale de la phase 1. Elle se pratique le plus souvent dans les services de R & D des entreprises ou dans des institutions spécialisées (comme par exemple l'IFP). Cette phase inclut à la fois l'imagination d'un produit à développer et une réflexion sur son avenir (faisabilité, utilité, commercialisation etc…)

- PHASE 3 : développement.
A partir des résultats obtenus, s'il a été estimé que le produit projeté a un avenir, on réalise un prototype qui doit démontrer la possibilité de fabrication et d'utilisation. C'est l'élaboration du prototype d'automobile ou d'avion qui va subir les essais au banc, sur route ou en vol, c'est la fabrication du médicament en quantité suffisante pour le tester en laboratoire etc… C'est aussi la vérification que le marché sera porteur pour le produit.

- PHASE 4 : l'industrialisation.
A partir des éléments rassemblés dans les phases précédentes, on met en place les structures matérielles et humaines pour assurer la production et la commercialisation du produit.

- PHASE 5 : le déclin.
Lorsque le produit ne trouve plus de clients suite à une évolution des besoins ou à l'émergence de nouveaux produits plus performants.

 

LA PROSPECTIVE A SA PLACE DES LE DEBUT DU PROJET

La commercialisation doit être envisagée dès la phase 2. Chez Thomson, j'ai fait venir dans la petite cellule de réflexion un commerçant qui à chaque fois disait " mais attends, tu le vends à qui ? " dès la phase 2.
Chez Siemens, cette méthode était utilisée avec succès plusieurs années auparavant.

Les accidents et les gaspillages ont coûté fort cher.
Ils font le plus souvent suite à des d'erreurs prévisibles. Ils ont entrainé chaque fois des pertes d'argent importantes et un gâchis humain considérable.
L'exemple typique est la construction des abattoirs de la Villette. A l'origine, le problème venait des condition d'hygiène de l'abattage. Il fallait certes le résoudre, mais personne n'a tenu compte des progrès des transports frigorifiques qui permettaient les abattages dans des abattoirs modernes situés dans les régions d'élevage, ce qui évitait le transport des animaux vivants dans des conditions d'environnement pour le moins inadaptées. La décision a été prise " en hauts lieux " de reconstruire à la Villette des abattoirs ultramodernes… mais inutiles, qui finalement n'ont jamais servi et ont été adaptés avec plus ou moins de bonheur à des usages pour lesquels ils n'étaient pas conçus.(Cité des sciences, cité de la musique…)
On pourrait citer aussi le projet de l'aérotrain de Bertin : cette société avait développé un projet d'aérotrain et réalisé une maquette d'essai à l'échelle 1/2 . L'installation d'essai et le rail aérien existent toujours près d'Orléans (Cercottes). C'était une remarquable réalisation. Sauf que, entre autre chose, personne n'avait pensé qu'il aurait fallu deux rails, ce qui n'était pas prévu, pas plus que l'évacuation des passagers en cas d'incident en pleine voie. De plus, les solutions actuelles de signalisation électroniques telles qu'elles existent sur le TGV n'avaient même pas été imaginées. Quant aux aiguillages… !

Les erreurs de stratégie, ont généralement pour origine une absence de stratégie.

Si le budget de l'année suivante peut s'envisager dans la continuité de l'année précédente, il doit aussi tenir compte des études en cours et des actions commerciales pour les productions en cours de lancement.
On a tout intérêt à le subdiviser en budgets indépendants entre études recherche, production et commercialisation, afin de mieux prendre en compte les évolutions qui pourraient survenir en cours d'année

Pour les budgets à 5 ou 10 ans, ce n'est plus possible, car ce que l'on fabriquera dans 5 ans est ou devrait être encore à l'étude, d'où la nécessité de globaliser la réflexion. Cela nécessite une coopération de l'ensemble des forces de l'entreprise, jusqu'à éventuellement les administrateurs.
Même les syndicalistes peuvent enrichir le débat par leurs expériences et leurs avis.
Là, il ne s'agit pas de prédire l'avenir, mais d'éclairer les décisions d'aujourd'hui pour prendre des décisions réfléchies et cohérentes.
Il faut pour cela emmagasiner de l'information, l'analyser méthodiquement et en faire une synthèse sous forme de scenarios chiffrés.
A ce niveau, le plus important n'est pas la précision des chiffrages, car une fourchette de l'ordre de 10 à 30% peut suffire, mais il est primordial de ne pas avoir oublié d'élément important. Par exemple dans le cas de l'aérotrain, on avait tout simplement oublié de prendre en compte des contraintes d'exploitation. A La Villette, on avait oublié que les techniques avaient évolué.
Une erreur de stratégie, parfois amenée par un dirigeant aveuglé par sa science infuse peut entrainer à la chute une entreprise auparavant prospère, comme ce fut le cas par exemple de CSF, dont les 40.000 salariés auraient tous disparus sans l'intervention de l'Etat et l'intégration à Thomson, pour devenir ce qui s'appelle maintenant Thalès.
Cela a failli arriver par la suite à Thomson, dont le secteur grand public a failli être bradé aux Coréens pour l'Euro symbolique, et qui est devenu depuis l'un des plus importants producteurs de semi conducteurs du monde…

La stratégie, au moment de la décision finale est la résultante d'un ensemble cohérent de décisions.

Après réflexion, il ne reste souvent qu'une seule voie possible, et il est étonnant de voir chaque fois qu'il y a peu de choix possibles.
Ce n'est jamais le fruit d'une intuition géniale mais le fruit de l'expérience et de la réflexion .

C'est le plan à moyen terme qui doit rester le guide de la conduite de l'entreprise. Il n'est pas l'extrapolation du budget de l'année prochaine qui lui ne doit être que le détail du plan.

QUESTIONS DES PARTICIPANTS

Q : A propos justement de Thomson comment peut on expliquer que cette entreprise ait développé il y a quelques années des recherches telles que le " giga-disque " et ait laissé l'exploitation de ses résultats à la concurrence ? Quelle était donc sa stratégie ?
R : C'est un sujet que j'ai eu à traiter il y a 30 ans, mais l'opinion que je m'en étais fait n'était probablement pas la bonne. Celui qui a développé le giga-disc m'avait présenté ça en disant " c'est formidable parce qu'avec ça on va mettre un film sur un disque ". C'est aujourd'hui banal avec le DVD vidéo, mais en 1975 le marché de la cassette video n'était guère développé. De plus, Thomson avait revendu depuis des années sa branche de production de disques (Ducretet Thomson). Au final, ces recherches ont abouti à déposer d'excellents brevets que Thomson a vendu à Philips et à Sony. Au final, cela s'est avéré être une excellente opération financière.

Q : Actuellement, en fait de prospective, on assiste de plus en plus à la recherche d'un " court-termisme ", avec les publications de résultats trimestriels, et l'attention toute particulière des directions aux réactions de la bourse au jour le jour?
R : Si l'on doit gérer au jour le jour, seul le long terme a un sens. Si par exemple les entreprises américaines sortent des résultats trimestriels pour faire plaisir aux actionnaires et aux analystes financiers, elles investissent en recherche et développement. N'oublions pas que l'inventeur du transistor a mené ses recherches pour le compte d'une société commerciale...

Q : Les entreprises, et en particulier les plus grosses et celles du CAC 40 ont elles une véritable gestion prévisionnelle de leurs effectifs ? On peut parfois en douter quand on entend les annonces de licenciements collectifs. Dans ce même cadre, que penser de la disparition du commissariat au plan ?. ?
R : Dans les années 70, j'ai eu beaucoup de relations avec la DATAR et le Commissariat au Plan. Si ces gens par ailleurs fort intelligents se sont penchés sur de nombreux scénarios du style " que deviendrait la France s'il n'y avait plus de terres cultivées en France ? " ou " que deviendrait la France si toute la population était en bordure de mer, dans une frange de 20 km le long de la mer ? ", mais lorsque j'avais évoqué " qu'est-ce qui se passerait si le pétrole coûtait 10 fois plus cher ?", on m'a fait comprendre que c'était un sujet trop sensible pour être étudié. Mais ce n'était déjà plus ce qu'avait créé Jean Monet.

Q : Chez IBM, qui n'est pourtant pas une entreprise réputée pour ne pas avoir de prospective, on a vu ces derniers mois revendre à une société chinoise pratiquement inconnue, Lenovo, toute sa branche micro-informatique, avec toutes les conséquences qui peuvent en résulter sue le plan social pour les salariés en Europe et dans le reste du monde. La micro informatique ne semble pourtant pas être un produit sur le déclin. Ne peut on pas s'en étonner, quand on se souvient qu'IBM, s'il n'est pas à l'origine des micro ordinateurs, en a été le principal promoteur mondial dans les années 80 .. ?
R : ..Une société internationale telle qu'IBM ne conçoit pas ses plan à moyen et long terme en se basant sur les installations en France ni même en Europe, mais prend en compte la globalité de l'économie mondiale. De toute évidence, elle a pris en considération le facteur du développement de la Chine et de ses conséquences. Il faut aussi prendre en compte la mentalité américaine pour laquelle la perte d'un emploi n'est pas comme chez nous une catastrophe, mais une étape vers une nouvelle carrière qui commence.
A ce sujet, on peut se demander si au niveau de l'Europe, un véritable plan à moyen terme, tenant compte des effets de la globalisation, a été réfléchi avant la décision de son élargissement.
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Q : Vous nous avez dit qu'une entreprise qui embauche un jeune le fait avec une prospective de 10 ans. Or, on voit de plus en plus des embauches qui ne durent guère plus de deux ans. Encore, quand il ne s'agit pas de " stages " successifs de quelques mois proposés à des BAC + 5 en guise d'embauche !... D'ailleurs le plus souvent, les DRH et les " managers " restent souvent bien moins de 10 ans à leur poste. . ?
R : Ce n'est pas le cas général. Tout dépend de l'entreprise, de son activité et de sa culture. Pour des postes administratifs, commerciaux ou de management le turn-over reste plus près de 2 ans que de 10 ans. et l'on assiste à une véritable chasse au " zapping " dans les entreprises. Dans d'autres entreprises, il faut 2 à 3 ans pour devenir opérationnel dans certains postes. Un tel turn-over y serait complètement contre productif. Où alors, si un cadre reste moins de deux ans, c'est probablement qu'il ne fait pas l'affaire ou que le poste ne lui convient pas. Mais au niveau du projet de l'entreprise, c'est la pérennité du poste qui est essentielle. .

Q : Mis à part le cas des PME et de l'artisanat, les grandes entreprises sont plus que très rarement dirigées par ceux qui la possèdent, et les dirigeants qui en possèdent une part significative, ne le sont souvent que grâce à des auto-distributions généreuses de stock options. Ils gèrent des ensembles pour le compte d'actionnaires ou plus exactement d'un capital très mondialisé, dont le seul intérêt est la valeur boursière et les dividendes. Ils ne sont que très rarement de véritables entrepreneurs prêts à prendre des risques et lancer l'entreprise qu'ils dirigent dans de nouvelles aventures ?
R : Ce n'est pas un cas général, et sur ce point, j'ai un exemple concret. On m'avait demandé de regarder les recherches dans le centre de recherches de Thomson.
Avec le directeur de cette usine on s'était mis d'accord sur une règle interne : essayer de planifier " la recherche " pour 85% de l'activité du centre de 150 personnes. Pour les 15 autres % on va choisir les meilleurs chercheurs, les plus créatifs et on leur laisse faire ce qu'ils veulent ".
Ca demande une réflexion au plus haut niveau de la direction, mais à plusieurs.
" Qui sont les gens les plus créatifs ? Ceux qui méritent qu'on leur laisse la bride sur le cou ? ".
Il faut alors les laisser faire. Il y a peut être un Einstein dans l'équipe. Il faut lui laisser la liberté de ses recherches.
Il faut réhabiliter la bonne créativité, celle qui est porteuse d' avenir.

J'ai fait des séances de créativité en disant aux gens " qu'est-ce qu'on pourrait faire d'autre ? ". En une seule séance d'une demi journée avec une équipe dirigeante, on est arrivé à recueillir de 100 à 200 idées nouvelles.
L'expérience a prouvé qu'il y avait tellement d'idées que celui qui repartait avec 200 idées ne savait pas quoi en faire.
Après ça, nous avons créé des séances de screening, de balayage, pour essayer de détecter celles qui étaient les plus porteuses d'avenir, pour les promouvoir ; mais à partir de réflexions …
Il y avait une méthode qu'on appelait le rêve éveillé. C'était moi le pilote, et on demandait aux gens de s'évader totalement du sujet. Il m'est arrivé de demander aux gens " quel est l'équivalent en astronomie de la fabrication du polyéthylène ? " J'ai dit astronomie comme j'aurais pu dire n'importe quoi d'autre ; et au bout d'une minute, les idées commençait à venir. Assez curieusement, ce genre de réflexion débouche et est fécond.
Je suis pas psy et ne veux pas l'être. Des psychologues avaient demandé de participer à mes réunions. Ma réponse était évidemment NON, parce que ressortent là tous les fantasmes des gens et la présence d'un psy aurait tout paralysé.
Donc on peut inscrire la créativité, dans un processus qui maîtrise le n'importe quoi. Il faut laisser un morceau à la créativité, il faut même la privilégier, mais pas n'importe quoi ni n'importe comment.

HB