RENCONTRE DU 4 NOVEMBRE 2004
Invité : Général Jean Pierre FASSIER

Après Saint Cyr et les Ponts et Chaussées, le Général Fassier a fait sa carrière dans le génie, jusqu'à la limite d'age pour un général de corps d'armée, après quoi, il a été directeur central du service national jusqu'à la fin de celui-ci, puis chargé de mission à la Défense pour la lutte contre l'illettrisme

INTERVENTION DU GENERAL JEAN PIERRE FASSIER

Depuis deux ans, je participe aux travaux de " l'Institut Paul Delouvrier ".
Cet institut regroupe des retraités de l'administration et des grands groupes nationaux, qui ont du temps et une certaine expérience. On essaye d'y perpétuer l'esprit du grand homme que fut Paul Delouvrier..
Nous avons sorti en juin dernier des " propositions pour un volontariat civil, national et européen " dont une partie est reprise actuellement par le ministre de l'Emploi, du Travail et de la Cohésion Sociale, Jean-Louis BORLOO

Le livre blanc sur la défense, édité en 93 sous le ministère de François Léotard prévoyait une armée mixte, composée d'appelés du contingent et de professionnels. Le projet n'a pas résisté à l'élection présidentielle de 97, quand le Président Chirac nouvellement élu a pris de court son ministre en décidant unilatéralement la fin de la conscription à l'occasion d'un discours, sans même qu'une enquête d'opinion n'ait été réalisée.
Comme dans le cas de la réduction à 10 mois en 92 du service national, l'information est parvenue à nos services par les media avant la voie hiérarchique.
Tous les travaux en cours devenaient d'un coup sans objet et il nous a fallu improviser une autre stratégie.
Nous avons émis le projet du " rendez vous citoyen ".
Le projet consistait à convoquer tous les jeunes garçons et filles dans un " internat fermé ", pendant plusieurs jours, pendant lesquels tout un panel de formations et d'informations leur étaient donnés dans un cadre inter-ministériel. C'était une énorme organisation de 12000 personnes, qui devait voir défiler chaque année la totalité des jeunes gens, garçons et filles d'une classe d'age. Ce système complexe était prêt à fonctionner et les centres prêts à ouvrir, lorsque à la veille de la seconde lecture de la loi à l'assemblée, elle a été dissoute.
Avant leur arrivée au pouvoir, les socialistes s'étaient violemment opposés au projet. Le nouveau ministre des armées, Alain Richard, nous a demandé dès le 14 juillet 97 de proposer des alternatives de toute urgence à ce projet. Il a fait son choix parmi les diverses propositions avec la formule réduite à une journée (loi du 28 octobre 1997).
La " Journée d'Appel et de Préparation à la Défense " (JAPD) a donc vu le jour sans aucune possibilité d'expérimentation préalable.
L'appel sous les drapeaux n'est donc pas supprimé, il est simplement suspendu. En cas de nécessité il peut être rapidement rétabli, mais pour cela, le recensement obligatoire devait être maintenu.

Le 6 octobre 1998, 20000 jeunes ont été convoqués dans 250 centres. Nul ne pouvait dire auparavant combien allaient y venir. En fait, pratiquement tous sont venus. Mais il faut dire que la présence à cette journée conditionnait aussi la délivrance de diplômes ou du permis de conduire, ce qui a probablement dû aider à leur motivation.

Cette journée (JAPD), où toute une classe d'age est invitée, est également l'occasion de généraliser les test de détection de l'illettrisme, et de diffuser une information sur le devoir de mémoire et des compléments d'instruction civique.
Malgré les doutes entendus sur le fonctionnement du système, plus de 95 % des jeunes y viennent et depuis 2001, les filles y sont également conviées. On voit désormais passer chaque année les 700 à 750000 jeunes de toute une classe d'age.
Les 250 centres sont ouverts les samedi dans des lieux aussi divers que des gendarmeries, des écoles, des centres de loisirs etc…Un système informatique complexe permet au jeune d'avoir un choix sur la date de sa journée.
Lors de cette journée, il est bien sûr fait une présentation des besoins de la Défense, dans le but de pourvoir aux recrutements pour les armées, mais il est aussi question des volontariats civils.

Cet outil permet d'avoir une information précise sur l'étendue de l'illettrisme comme jamais auparavant.
Jusque dans les années 96 97, il était détecté, mais c'était un sujet tabou.
Nous avons pu établir des cartes de répartition depuis 10 ans, de l'illettrisme, mais le risque d'utilisation dévoyée de ces informations a fait qu'elles n'ont jamais été publiées.
Curieusement, chaque fois que l'on communiquait sur le sujet, l'éducation nationale niait systématiquement.
En 97-98 on a établi un protocole entre l'université, l'éducation nationale et la défense.
L'université bâtissait les tests d'illettrisme, l'éducation nationale bâtissait les tests de compréhension de la langue française, la défense faisait passer les tests et aucun des trois ne pouvait communiquer sans l'accord des deux autres.
Ce fut le point d'arrêt des interminables palabres sur l'illettrisme. Ce n'était pas 25% d'illettré comme on pouvait le lire dans certains journaux, mais de l'ordre de 10% pour les garçons, et environ 7% pour les filles.

Le problème est détecté, il s'agit de le résoudre, et essayer des procédures pour prendre ces jeunes en charge.
Des résultats ne peuvent être obtenus qu'avec un parrainage individualisé.
L'éducation nationale a la recette sur le papier. Toutes les formules existent mais trop souvent ce sont des coquilles vides. Ces structures ne sont souvent pas au bon endroit, et elles sont animées par les mêmes.
Les jeunes que nous avons testés manifestent une répulsion souvent très vive vis à vis du système éducatif. Donc ce ne sont pas les enseignants au sein du système éducatif qui peuvent prendre en charge ces jeunes illettrés.
C'est à travers les " Missions Locales " et des associations de bénévoles et de professionnels qu'il faut plutôt chercher des solutions.
Lorsqu'on détecte un jeune en situation d'illettrisme, avec son accord, on transmet ses coordonnées à une association qui peut lui proposer une aide et surtout un suivi.

Avec la conscription, sur une classe d'age de 350.000 jeunes hommes, seuls 200.000 étaient appelés par l'armée, les autres, (à part les réformés) étaient appelés à des formes de service civil et pouvait servir au soutien scolaire, l'aide aux handicapés, les mouvements de jeunes, les services de ville etc… En tant que directeur du Service National, je fournissais donc en main d'œuvre abondante et de qualité tous ces organismes, qui du jour au lendemain se sont trouvés en situation de pénurie.
Le problème a été masqué un temps par un détournement des " emplois jeunes " vers les organismes publics et parapublics.
La fin de ces emplois jeunes a mis en évidence le manque de ressources humaines non salariées dans tous ces organismes, et en particulier ceux qui dépendent des différents ministères. Certains ont suffisamment de moyens pour pouvoir embaucher des salariés, ce n'est pas le cas de tous, comme par exemple la Croix Rouge, ou d'innombrables associations locales.
Pour tenter de résoudre ce problème, l'idée de volontariat national a vu le jour au sein de l'Institut Paul Delouvrier.
Nous avons fait 6 propositions et rédigé un avant projet de loi relatif au contrat de volontariat de solidarité nationale. Il peut être consulté à la page internet :
http://www.delouvrier.org/download/SCV_Proposition.doc

Ce que nous proposons, c'est une loi et surtout une reconnaissance éthique de ce volontariat de façon à ce que ce ne soient pas uniquement des approches utilitaristes.

Nota : Volontariat ne veut pas dire forcément bénévolat.

 

QUESTIONS DES PARTICIPANTS


Q : En Allemagne, les objecteurs de conscience sont utilisés entre autre dans les hôpitaux et pour s'occuper des vieillards. Aux USA, les plages polluées par la marée noire ont été nettoyées par des entreprises payées par les compagnies qui étaient à l'origine de la pollution.
Le volontariat c'est peut être bien, mais il faut une motivation. Aujourd'hui, celui qui part volontaire pendant un an, sait aussi que sa possibilité de départ à la retraite sera aussi repoussée d'un an. Ca n'est pas très motivant.
R : Pour l'Allemagne, si la conscription était supprimée en Allemagne, les landers seraient en cessation d'activités hospitalières. C'est par centaine de milliers que les objecteurs sont utilisés au niveau basique, garçon de salle et autres. Donc on a pris contact avec les allemands, il y a toute une annexe qui reprend ce que font les allemands, les italiens, les espagnols pour eux le problème est complexe. Il faut trouver le financement pour remplacer ces emplois massifs et peu rémunérés par des emplois pérennes. En ce qui concerne la retraite, nous proposons que la durée de volontariat fasse l'objet d'une reconnaissance pour la retraite donc d'une bonification qui me semble indispensable. En Allemagne par exemple, des volontaires viennent en aide aux PME dont les métiers sont en difficulté.

Q : Pour des retraités susceptibles de participer à de telles actions, comment faire pour trouver le bon contact ?
R : La proposition (à consulter à l'adresse indiquée ci dessus) comporte une vingtaine de pages sur le volontariat des jeunes en quête de qualification ou en fin de cursus pour acquérir une expérience humaine. Entre parenthèses, la seule école française pour laquelle le volontariat fait partie du cursus, c'est Polytechnique.
C'est aussi une possibilité qui devrait être ouverte plus largement aux pré-retraités, mais aussi à ceux qui devront désormais travailler en attendant l'age de la retraite au delà de 60 ans, et qui pourraient être rémunérés par leur entreprise pour une activité plus altruiste ; il y a aussi les retraités dont l'activité en volontariat pourrait être incitée sous forme de bonus fiscal par exemple..
Il faut pour le volontariat des modalités différentes de reconnaissance. Toutes ces propositions ont intéressé le ministre Borloo.

Q : Vous avez parlé d'un taux d'illettrisme de 7% en 2004, si l'on se souvient que le taux d'illettrisme était du même ordre avant la promulgation des lois Jules Ferry, ne peut on pas se poser des questions sur les résultats de l'éducation nationale ?
Vous avez précisé que le taux pour les garçons était supérieur de 3 points environ à celui pour les filles. Que penser de ces statistiques et de leur évolution ? Lorsque j'ai fait mon service national, il ne me semble pas que ce taux ait été aussi élevé ?
R : Du temps de la conscription, le taux était calculé uniquement sur les garçons, et par échantillonnage. On se gardait bien d'appeler aux 3 jours les éléments les plus désocialisés. La mesure était donc entachée d'erreur, ce qui n'est plus le cas depuis octobre 98. On note depuis une certaine stabilité.

Q : J'ai souvenir lors de mon service militaire du cas d'un docker analphabète réformé au bout d'une semaine pour déficience mentale, en fait pour son illettrisme.
R : La chose publique imposait d'appeler tout le monde mais ne dégageait pas les postes budgétaires nécessaires pour employer tout le monde. C'est un point que j'ai exposé a à la commission de la défense de la Chambre et du Sénat. Tant que les 300 000 postes budgétaires ne seront pas dégagés, le service national sera inégalitaire.


Q : N'y avait-il pas des structures pour les prendre en charge dans les régiments.
R : J'en porte témoignage : les résultats étaient très bons. Mais n'oublions pas qu'on se gardait bien d'appeler le jeune trublion. Les structures palliatives s'appliquaient à une population préalablement triée.
Souvent, à la fin de leur service, des garçons nous faisaient part de leur satisfaction d'avoir été épaulés par d'autres appelés, et de leur permettre d'arriver au niveau du certificat d'étude.

Q : Y a t-il de vraies carrières à faire dans l'armée ?
R : L'armée est de plus en plus technique et de plus et plus sophistiquée. L'armée de Terre annonce 500 métiers différents, La marine aussi. L'énorme difficulté est de fidéliser les engagés parce qu'on rencontre chez eux la volonté de changer d'activité dès la fin de leur contrat initial.
Ceci crée d'énormes difficultés pour l'armée de Terre, car, il faut 8 à 12 mois pour former les spécialistes. La difficulté c'est de fixer ces jeunes dans une spécialité.


Q : Les J A P D sont elles mises à profit pour effectuer d'autres enquêtes que sur l'illettrisme ?
R : On y demande au jeune s'ils serait volontaire pour une tâche d'intérêt général, locale, départementale. 24 % se déclare volontaire pour telle ou telle chose. De la même façon on demande s'ils serait volontaire pour un métier dans la marine, l'aviation ou l'armée de terre. S'il répond oui, il est convoqué à une deuxième journée dans un régiment ou sur une base aérienne pour une présentation un peu plus soignée et valorisée des métiers. Nous proposons aussi des formes civiles, mais il n'est pas possible de faire venir sur 250 centres le samedi des présentateurs de toutes les formes civiles existantes. Il y a aussi une information sur les conduites à risques donc des " addictions " différentes. La difficulté c'est qu'il n'y a qu'une journée, ce qui limite les possibilités.
Par contre, ce qu'on préconise, et c'est ce qu'a retenu M. Borloo, c'est l'idée dune journée départementale du volontariat où le jeune qui s'est déclaré volontaire serait convoqué. Il vient ou il ne vient pas. Mais ce n'est plus une obligation dans le cadre du service national.

Q : Vous avez parlé d'illettrisme. Celui-ci n'est pas l'exact synonyme d'analphabétisme. Il s'agit donc plutôt d'un phénomène de mauvaise compréhension. La pauvreté du langage utilisé par les media n'est il pas un facteur aggravant de ce phénomène ?
R : En 98-99, on était tout à fait conscient de la difficulté de langage, et avec l'aide d'universités parisiennes, nous avons mené 500 entretiens, qui ont été tous filmés. Ils ont été menés par des étudiants, des professeurs de facultés et quelques militaires auprès de jeunes que nous savions illettrés d'après nos critères, c'est à dire qu'ils n'étaient pas en mesure de comprendre un texte.
On leur a remis un texte d'une page. Je croyais qu'il allaient anoner et prendre du temps. Pas du tout. La lecture a duré dix secondes. " C'est fini, j'ai lu ". On posait alors la question, racontez moi ce que vous avez lu ? Evidemment, le texte était complexe. Il y avait des nuances et des enchaînements qu'ils n'avaient absolument pas perçus. Ce qui était surprenant, c'est que 90 % nous racontaient le même scénario directement décalqué d'une série télévisée, qui d'ailleurs finissait curieusement toujours bien. Ces jeunes passaient d'un mot pictogramme à l'autre, toujours les mêmes : cinéma, drogue, police, gendarmerie. Tout tournait autour d'une vingtaine de mots. Il en a reconnu quelques uns . Ce qu'il y a entre, il s'en moque : Il invente. C'était le premier enseignement.
Le second, était beaucoup plus gênant c'est la mentalité magique. Le jeune pense que vous lisez dans ses pensées et que si vous lui posez une question, c'est par malignité car vous connaissez vous la réponse. (Ils nous tutoyaient alors qu'on les vouvoyait). On répondait que " non, on ne sait pas ce que vous avez dans la tète ". Cela se terminait souvent très mal car quand les mots manquent se sont les coups, la violence. La table était soulevée et balancée.
Le troisième, c'est la confusion des termes. Un jeune était venu, accompagné de sa mère. L'entretien était mené par le professeur Bentolila (Alain Bentolila est professeur de linguistique à l'université Paris V René Descartes). J'étais dans la salle et à la fin, la mère dit à l'universitaire :
- " A monsieur, quelle horreur, ce que vous avez fait "
- Bentolila lui dit " vous voulez dire quel honneur "
- " c'est pareil ".
C'est le langage stroumpf. Utiliser un mot pour un autre n'a aucune importance puisque de toutes façons, vous connaissez, vous, la réponse. C'est cette mentalité magique qui nous a beaucoup surpris.


Q : Lorsque vous détectez les cas d'illettrisme à 18 ans, n'est ce pas trop tard ? Et les statistiques que vous développez sur le sujet ne pourraient elles pas être mises mieux à profit sur le plan local ? Est ce le résultat d'une mauvaise utilisation des moyens mis à la disposition de l'éducation nationale ?
R : L'éducation nationale n'est pas seule en cause. Nous récupérons tout une suite des démissions : démission des familles, des églises, des parents, des mouvements de jeunes. Toutes ces démissions accumulées font que même l'expression du mot autorité devient une insanité. Tout le monde se défausse de l'autorité sur quelqu'un d'autre. On ne veut pas l'exercer mais on serait très content que quelqu'un d'autre l'exerce.
Pour Bentolila, l'illettrisme prend naissance à 3 ou 4 ans quand le gamin dans la classe maternelle commence à se taire. Il se tait soit parce qu'il n'a pas les mots, soit parce qu'il n'a pas la référence culturelle qu'utilisent ses petits camarades. Et on se les repasse de classe en classe comme un mistigri. Vous avez des jeunes qui ont pu passer 12 ans dans le système éducatif et n'y ont guère progressé. Pour aider ces jeunes, actuellement, il y a les 500 missions locales. Mais, ils ne prennent que les volontaires (entre autre des retraités). Ces volontaires, il faut qu'ils aient un minimum d'opiniâtreté. La principale difficulté c'est de soutenir le jeune pendant au moins 6 mois.
L'éducation nationale a crée des sections spécifiques pour essayer de scolariser les 70 000 jeunes qui échappent à l'obligation scolaire. C'était une très bonne chose, mais ils ont installé ces sections au sein des LEP , dont le gosse déscolarisé ne supporte plus le cadre. Il n'y reviendra pas. Il faut aller le chercher, l'épauler pour soutenir sa motivation et surtout lui proposer des solutions différentes de celles qu'il a rejetées.
On ne peut pas faire l'économie de mettre autour de la table les associatifs et les institutionnels. Je l'ai fait pendant deux ans. Mais le système est trop souvent bloqué par des querelles entre associations, et du fait que des institutionnels refusent de siéger avec des associatifs. Il y a toute une évolution nécessaire dans les mentalités.

Q : Après la fin de la conscription, quelles sont les conditions de validation du temps de volontariat civil ou militaire pour l'acquisition de droits pour la retraite ?
Le problème est déjà d'actualité, car il s'est avéré que des volontaires travaillant pour des associations se sont retrouvés sans couverture sociale
R : C'est une des questions posées par notre rapport, et c'est un point qui devra sérieusement être pris en compte par la future loi.

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Nota : certaines sociétés telles qu'IBM ont un programme d'encouragement et d'aide au volontariat pour les salariés qui font des missions humanitaires pendant leurs congés.

HB